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Le canapé

  • Photo du rédacteur: Laurent Jarneau
    Laurent Jarneau
  • 30 sept.
  • 5 min de lecture

Ce port où l’on revient... et d’où l’on doit repartir



Le canapé n’est ni coupable ni innocent : il est ce port d’escale où nos corps cherchent le repos et où nos écrans dressent leurs filets. Comment retrouver, à hauteur de coussin, une attention claire et une relation vivante ?


Avec son téléphone, sa tablette, sa console, chacun de nous est un aventurier du numérique
Le canapé est une île perdue dans l'Océan de ton quotidien. Tu aimes t'y échouer. Tu es son Robinson.

Le canapé, mémoire des corps et des soirs


Le canapé n’a pas de morale. Il a des coussins. Il a la mémoire des corps qui s’y sont posés avec l’intention de se remettre en contact avec le monde, l'actu, les médias, les amis, la famille, parfois avec le désir plus secret d’en sortir justement de ce monde, pour quelques heures. Il ne juge pas ; il accueille. À l’âge où tu es, le canapé ressemble à une rive : tu sors du courant de ta vie bien occupée qui t'entraîne inéluctablement vers l'Océan, tu poses le pied sur la berge, tu regardes avec soulagement l’eau courir sans toi. La tentation tient dans ce geste-là : sortie du fleuve, s'extraire du flux des obligations (professionnelles, familiales, associatives...) et barboter sur la rive... jusqu'à oublier l'Océan.


Entre rive et courant : la tentation d’y rester


Le midi ou le soir, la porte se referme derrière toi. La maison a cette odeur de clefs et de papier, de courrier posé sur la table. Tu es seul. Tes épaules, par habitude, pointent vers le velours. Le canapé t’appelle par ton prénom discret : "Viens, on va défaire la journée ensemble." Tu sais qu’il est capable du meilleur : selon l'heure, la sieste honnête, l’épaule partagée et surtout, sommet des sommets, le repos mérité avec l'écran-ami qui sait si bien te faire du bien. Il t'emporte dans un autre flux, te prend par les sentiments et te précipite dans des avalanches à répétition de "encore-un-épisode", de "défilement-qui-n’en-finit-pas" ou encore d'"oubli de se lever pour vivre".


Les écrans à hauteur de coussin : un piège doux


Le soir, les écrans se sont arrangés pour être à hauteur de coussin. Ils savent que, couché, tu résistes moins. Un téléphone, une tablette, une console , aucun de ces objets ne te demande rien, sinon ton regard. Avec la complicité du canapé, chacun se propose gentillement de porter le poids de l'instant présent de ta vie, le fardeau que tu ne veux plus porter. Le téléphone, par exemple, sait raconter la fatigue mieux que toi : il a des saisons entières à te prêter pour retarder le moment de te remettre debout. L’algorithme connaît ta respiration ; il la raccourcit, il l’accélère, il la suspend au générique qui n’a plus de fin, au short incroyable qui entre à vive allure dans le spectre de ton attention. Tu souris : "Juste vingt minutes, juste une dernière vidéo". Et déjà, le canapé a tiré à lui le lendemain. Il a avancé ses pions jusqu’à l’heure tardive où la nuit ne finit plus.


La tentation d'une île


Pourtant, le canapé a été un refuge digne. Tu t’y es assoupi un dimanche de pluie, un bébé s’est endormi sur ton torse, la maladie que tu portais a eu son lit d'hôpital. Tu y as pleuré, modestement, avec une nouvelle reçue au téléphone, sans gloire, sans témoin, avec cette façon de serrer un coussin comme on prend une main. Tu y as lu un livre entier, par paresse magnifique, sans vérifier si l’actualité t’appelait. Le canapé n’est pas un ennemi. Il est une île perdue dans l'Océan de ton quotidien. Tu aimes t'y naufrager. Tu es son Robinson.


Voici le résultat d'une anesthésie hors bloc opératoire


Le canapé est un spécialiste de la tentation aux heures basses : 19h12, quand l’assiette réclame un couteau que tu n’as pas envie d'aller chercher ; 22h03, quand le lit semble trop lointain ; 7h18, quand la journée voudrait commencer sans toi. Il te parle doucement, poliment. Il te dit que tu as bien mérité de te lover dans ses bras, que tu en as bien besoin. Si après quelques minutes, tes yeux sont plus lourds, ta nuque plus raide, ta bouche plus sèche et ta patience plus courte, alors tu n’as pas reposé ta vie : tu as anesthésié ta fatigue. Le canapé a agi comme un anesthésiste, mais en dehors du bloc opératoire.


Quand l’Intelligence de l’Attention s'invite à bord


L'Intelligence de l’Attention n’est pas l’ennemie du canapé ; elle en règle la lumière. Elle s’assoit au bord, elle baisse d’un cran le volume, elle te demande sans insister : "Pour quoi viens-tu t’asseoir ?" Si c’est pour te reposer, allonge-toi de tout ton poids, ferme les yeux, donne au corps ce qui lui revient. Le canapé devient alors un hamac. Si c’est pour fuir, l’Intelligence de l'Attention te propose un geste avant ta fuite et la désolation : boire un verre d’eau debout, saluer la plante du salon, ouvrir la fenêtre et laisser l’air juger de l’odeur du jour. Parfois, ce petit détour suffit à débrancher l’aimant.


Petites astuces pour s'éloigner du canapé


Il existe des antidotes qui ne font pas la guerre. Tu sais par expérience que le moindre geste concret rompt l’enchantement : plier le linge, vider le lave-vaisselle, sortir la poubelle avec la majesté d’un capitaine, ranger les jouets. Le canapé n’aime pas les gestes brefs ; ils le dépaysent. Tu peux aussi déplacer ta conversation d’un coussin à une chaise, d’une chaise à la table. Il y a aussi des soirs sans cause noble, où toi seul peux décider de te lever : "Ce soir, je veux être vivant avec ceux qui sont là." Cette phrase n’a rien d’héroïque. Elle a une force d’allumette. Elle enflamme trois actions humbles : demander comment s’est passée la journée en regardant le visage de l'autre, préparer une tisane que l'on boira ensemble, raconter une histoire en puisant les mots dans un livre.


La beauté et la puissance du canapé sans écran


Il faut dire aussi la beauté du canapé habité à deux, sans écran. On y refait un monde à voix basse, on y laisse les mains parler comme des bêtes patientes, on y observe la pluie comme un miracle de la nature. On n’y cherche pas la performance ; on y cultive la présence. La tentation du canapé se retire d’elle-même quand quelqu’un y pose un regard qui préfère l’autre à l'écran du téléphone. Parfois, le canapé te sauvera. Après une opération, après un deuil, après une nuit blanche auprès d’un enfant qui brûlait. Il te recevra sans condition, il te prêtera sa forme, il sera ton pays. Tu t’y souviendras de ce que tu es : un humain qui a besoin de s’allonger. Tu sauras, ces jours-là, qu’il n’y a rien à convoiter, à regarder, à faire. Il n’y a pas de tentation quand la fatigue est souveraine ; il y a la vie qui se refait.


Canapé-port : amarrer, réparer, puis appareiller


C'est un port. Le canapé n’est ni plein large ni cale sèche. Il est quai. On y amarre, on y répare, on y charge des vivres, on y prend des nouvelles. Puis on repart. La tentation, c’est de confondre quai et maison, de s’installer sur la jetée avec un écran de téléphone portable ou une tablette et de regarder défiler les bateaux des autres. Tu n’en feras pas ta demeure. Tu y trouveras le courage tranquille d’appareiller, et, certains soirs bénis, la consolation d’y rêver avec quelqu’un qui respire à tes côtés.

Rendez-vous sous le chapiteau du Cirque de l’Attention : le 29 novembre, le grand spectacle commence… et c’est une belle idée cadeau pour les fêtes. (Le livre)

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